
15 x20 cm
144 pages
978-2-84809-391-8
18,50 €
Membre du groupe des poètes L=A=N=G=U=A=G=E, Rae Armantrout déploie dans ses poèmes une voix lyrique multiforme qui émerge d’un univers domestique. Née à Vallejo, en Californie, elle a étudié avec Denise Levertov à l’Université d’État de San Francisco. Elle a publié de nombreux recueils de poèmes dont Finalists (2022), Conjure (2020), Versed (2009), prix Pulitzer de poésie 2010 et National Book Critics Circle Award 2009. Autrice d’un récit, True (1998), Rae Armantrout a publié un volume de Collected Prose en 2007 chez Singing Horse Press. Allez comprendre est la traduction de Go Figure (2024).
juin 2025 | Le Matricule des Anges n°264 |
par Emmanuel Laugier
ALLEZ COMPRENDRE, LE TROISIÈME LIVRE TRADUIT DE RAE ARMANTROUT, SCRUTE PAR EFFET DE PLIS ET DE DÉPLIS, L’ENTRECROISEMENT DES MATIÈRES, DES OBJETS, DES ÊTRES ET LEUR INCOMMENSURABILITÉ.
Allez comprendre
de Rae Armantrout
Editions Joca Seria
L’univers des livres de Rae Armantrout, dont celui de Go Figure(Allez comprendre), le dernier paru (2024), est vite reconnaissable par le jeu de collage et de montage qu’elle fait subir au langage. Et par conséquent aux ensembles de poèmes qui composent ses opus. Ces décadrages sont assez subtils, ils ne sautent pas au visage, plutôt se présentent-ils d’abord sous un aspect plutôt épuré, voire squelettique, à la limite de l’énoncé détourné, ou d’un haïku, ici écrit face aux énormes incendies qui ravagèrent la Californie où elle demeure. Un post-haïku flash de la razzia incendiaire. C’est un exemple que l’on retrouve dans Allez comprendre, treizième recueil de l’auteure (née en 1947) qui vécut son enfance à San Diego avant de rejoindre l’université de Berkeley pour travailler auprès de la poétesse Denise Levertov. C’est là qu’elle rencontrera ses compatriotes générationnels, Ron Silliman, Lyn Hejinian, Kit Robinson, Bob Perelman, membres actifs du groupe L=A=N=G=U=A=G=E dont les objectifs chercheront à minimiser l’expression, travailler sur les disjonctions langagières, la matérialité du signifiant, remettre en cause la présence du locuteur et celle de toute intrigue. Rae Armantrout vient de ce tournant-là, qui a aussi réinterrogé l’héritage moderne de Gertrude Stein jusqu’aux objectivistes américains (Williams, Zukofsky, Olson, etc.). L’un de ses traducteurs, Martin Richet, écrira à propos de L’Invention de la faim (Corti, 2016) qu’il demeure « remarquable par sa nouvelle intégration d’éléments issus de la culture populaire. Ces livres paraissent au premier abord simples et directs, mais une lecture plus analytique révèle le contraire ».
La collision est l’une des pratiques langagières de Rae Armantrout, dont Allez comprendre donne de multiples exemples, comme le surgissement de fréquentes disjonctions : « Dans la bousculade/pour dire une chose/nouvelle et crédible,//nombre de célébrants/sont piétinés ». Ou encore ceci : « Une feuille lustrée,/effilée comme une lame,//hissée comme une voile –//ne va nulle part ». Le poème est ici commun, comme Armantrout l’écrit, aux intestins : s’ils servent la fonction, eux-mêmes ne servent à personne. Cette absence d’usage, comme la réduction du poème à un cadrage ouvert et minimal, presque évident, mais finalement incommensurable dans ce qu’il soulève, fait le design, la courbe, le dessin anatomique, de sa poésie. Ron Silliman, l’auteur du fameux ABC (1983) et théoricien de la « Nouvelle Phrase » (unité indépendante, sans relation temporelle ou causale aux phrases qui la précèdent et la suivent), décrit son œuvre comme « une littérature anti-lyrique : ces poèmes, à première vue semblent sobres, voire simples, mais à l’examen le plus rapide, provoquent rapidement une sorte d’effet vertigineux, chaque élément se mettant à tourner à toute vitesse vers des possibilités plus radicales ». Le vertige assure donc le mieux le mouvement de chute, comme dans ce simple et glaçant point de vue : au « beau milieu de l’évident effondrement », l’ennui gagne tant « que reste-t-il/à dire/dis-je.//(…) un humain/qui patine/sur un étant//de cire bouillante.//Je ne peux pas dire/huile bouillante,//mais je peux vous le faire penser//Voilà ».
La crise écologique, les sciences cognitives, une remarque sur l’antimatière ou l’énergie noire, la question du dédoublement, de la gémellité, l’enfance et le langage, l’ordinaire, œuvrent à cet origami langagier. Rae Armantrout en expose assez clairement le process : « le langage s’agrège autour d’une impression initialement vague. Le processus de transformation de ce matériau en “poème” consiste généralement à voir des liens potentiels entre des lignes ou sections précédemment distincts. Mes poèmes se composent de voix conflictuelles. Les rapports d’une strophe à l’autre, d’une section à l’autre, sont souvent obliques, multiples ou partiels ». Aussi simple en apparence que si « on ne revenait pas sur ses pas/ il n’y aurait pas de séquence », ou que des « troncs emballés de minuscules/jupes d’aluminium » s’autoprotègent du feu ? Pas si sûr, sinon qu’ici écrire aura toujours été comme la recherche d’un « crépuscule bleu acier » : « Sentiment minuscule, tête d’épingle vagabonde,// canal inexplicable ». Vertige atomique.
Emmanuel Laugier
Allez comprendre, de Rae Armantrout
Traduit de l’anglais (États-Unis)
et postfacé par Anne-Laure
Tissut, Joca Seria, « Collection américaine »,
121 pages, 18 €
Anatomie d’une collision Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°264 , juin 2025